XI
OÙ ? Ah, oui ! C’est vrai, je crois que je me souviens ! Enfin… je crois…
Et dès qu’elle fut parvenue à se souvenir de ce qu’elle faisait dans cette pièce inconnue, délabrée, qui tremblait et vibrait de temps à autre de tous ses murs, Lora regretta de s’être réveillée. Elle avait un goût affreux dans la bouche, des brûlures d’estomac et une douleur lancinante entre les deux yeux.
Elle était étendue, étalée, nue, sur un canapé dur recouvert d’un drap : usé mais sans trou et plutôt propre. Il avait fait beaucoup trop chaud la veille au soir pour garder quelque couverture que ce fût, trop chaud aussi pour demeurer auprès de Danty après avoir baisé. La sueur jaillissait de la peau au moindre contact. Lui-même était donc couché sur l’autre canapé qui faisait un angle droit avec le sien.
Et voilà, elle avait fini par s’envoyer un Noir ! C’était marrant. Guère différent, mais dans l’obscurité, n’est-ce pas… ?
Elle étendit la jambe pour effleurer les orteils de Danty du bout des siens. Pour toute réponse, il enfouit plus profondément sa tête dans l’oreiller.
On pensait faire la route de nuit, si mes souvenirs sont exacts, il m’en aura dissuadée… puisque je me retrouve ici…
C’était sans importance, moins important en tout cas que son envie impérieuse de faire pipi. Elle s’assit et faillit s’ouvrir le crâne au coin d’une étagère chargée de bouquins. Elle se rendit compte alors que la pièce croulait sous les livres. Il y en avait jusque sur le plancher. Posant le pied par terre, elle marcha sur un volume qu’elle ramassa pour en lire le titre : L’analyse du mysticisme.
Les livres n’étaient pas la seule particularité. Il y avait un objet de matière plastique en forme de trèfle monté sur des roulettes et suspendu à un clou par une ficelle. Un planétaire de matière plastique dont la rotation était assurée par des piles. Un grand modèle qui avait bien dû coûter mille dollars. Une toupie. Un électrophone au couvercle surmonté d’un Bouddha d’allure japonaise.
Mmm… C’était donc là que vivait Danty ! La veille, elle n’avait pas fait très attention, ayant d’autres chats à fouetter. Elle était à la fois pressée de se soulager et avide de profiter du sommeil de Danty pour en découvrir davantage sur lui. Elle fit tout le tour de la pièce avant de se diriger sur un rideau dont elle supposa qu’il masquait les toilettes. L’unique porte à part la porte d’entrée était entrouverte et donnait sur une minuscule cuisine.
Ma parole, un violon ! Ou serait-ce une viole ? Je me demande s’il en joue… Elle pinça doucement une corde à moins que ce soit seulement pour décorer.
Elle arriva devant le rideau. Elle l’entrouvrit pour découvrir qu’il ne donnait pas sur les toilettes mais sur une alcôve qui suffisait tout juste à contenir un lit d’une personne, dans lequel dormait une femme aux cheveux noirs.
Elle resta figée un long moment à la regarder. Puis elle laissa retomber le rideau et tourna les talons. Avisant sa robe jetée en boule sur une chaise, elle l’enfila, à grand-peine car ses mains passaient toujours par les mauvais trous…
Ses chaussures, à présent… Ah, oui ! elle les avait laissées dans l’auto. Mais l’auto, où diable l’avait-elle laissée ?
Elle se précipita à la fenêtre : crasseuse, grillagée, devant laquelle pendaient des voilages bon marché. En contrebas, de l’autre côté de la rue, elle aperçut une voiture qui pouvait être la sienne, même marque et même modèle, en tout cas.
Les toilettes ?
Oh et puis merde, je vais pisser dans la douche !
Quand elle eut fini, elle se décida à ouvrir un robinet et s’éclaboussa. Le bruit fit ouvrir un œil à Danty qui lui adressa un sourire ensommeillé et dit :
— Bonjour, Lora !
— Au revoir, répliqua-t-elle d’un ton sec. Et elle sortit comme une furie. Elle s’arrangea pour claquer la porte aussi fort que possible.
Magda s’éveilla en sursaut. Quand elle écarta le rideau, Danty était à la fenêtre, occupé à regarder Lora qui se dirigeait vers sa voiture.
— Bonjour Danty ! C’était la Turpinette ?
— Bonjour Magda, lança-t-il sans se retourner, oui.
— Elle vient s’encanailler ? Et elle s’approcha pour venir déposer un baiser rapide sur sa joue mal rasée.
— Oui, sans doute. Et elle a l’air de le regretter, ce matin. Mais hier, elle s’est amusée comme une folle ! Il eut un rire triste. Tu ne me croiras jamais et pourtant c’est la pure vérité : elle s’est débrouillée pour me faire photographier avec Prexy !
Magda recula d’un pas pour le regarder puis éclata brusquement d’un rire inextinguible.
— Oh Danty, c’est vraiment le bouquet, non ! C’est trop ! Tu en rajoutes !
— Attends un peu ! Tu ne tarderas pas à devenir conseiller de la Maison-Blanche !
Dans la rue, la voiture démarra et Danty se détourna de la fenêtre.
— Tu fais du café ? Je vais prendre une douche. J’en ai besoin : les goûts de cette nana pour les contacts physiques semblent variés à l’infini !
— Les contacts physiques ?
— Oh ! rassure-toi, ce n’est pas elle qui en parle de cette façon mais elle m’a raconté que c’était le mot qu’utilisait autrefois sa mère quand ses enfants lui posaient des questions sur ses amants !
Il bâilla, s’étira et ajouta :
— Je te raconterai ça tout à l’heure…
Le temps que Danty prenne sa douche et se rase, le café fut servi dans des bols fumants. Magda avait enfilé une robe de chambre. Danty prit place et lui demanda :
— Alors ? Ça a marché ?
— Oui. Alors qu’il sirotait son café, son regard se vida soudain de cette manière déconcertante qui donnait l’impression qu’il entrait en contact avec un autre monde.
— Ça n’a pas l’air de te faire plaisir.
— Oh, que non ! Ça n’arrête pas de prendre de l’ampleur et de devenir de plus en plus effrayant. J’ai l’impression de me trouver dans une bagnole sans mouchard, conduite par un chauffard qui voudrait prouver qu’il a des réflexes à toute épreuve. Tu comprends… Je savais — bon Dieu ! — je savais que je devais me rendre dans cette casse. Mais j’ignorais pourquoi et je n’ai compris qu’en voyant Josh, le Requin et Crâne d’œuf qui s’apprêtaient à la foutre à poil et à la zigouiller. J’ai ramassé un vieux flingue qui traînait là et je l’ai tirée d’affaire. Elle m’a invité à cette soirée et, là, j’ai rencontré le Canadien qui habite chez son père en ce moment. Il dit qu’il travaille dans l’industrie du bois, dans le Manitoba. Mais c’est de la frime ! Il cite le Gita de mémoire ! Je l’ai entendu, putain ! c’est moi qui le lui ai fait réciter ! Ensuite, quand Lora a sorti sa bagnole, j’ai jeté un coup d’œil dans le garage : celle d’à côté appartenait à son père et je l’avais déjà vue quelque part : c’était celle qui était venue attendre l’homme qui est sorti de la mer.
— Tu crois que c’est Holtzer ?
— Pas l’ombre d’un doute, c’est lui ! Danty prit une profonde inspiration et Magda entendit ses dents claquer. J’ai la trouille Magda ! Je fais des trucs de plus en plus bizarres, pour des raisons de plus en plus subtiles et je n’ose pas ne pas les faire ! Ce qui m’effraie le plus…
Il s’interrompit. Magda prit sa main entre les siennes par-dessus la table. Au bout d’un moment, il reprit :
–… qu’est-ce que je pourrai faire quand viendra le moment où, sentant ce que j’ai à faire, je serai incapable de le faire ? Je ne sais pas moi, parce que je serai malade, crevé… J’ai bien peur d’être coincé.
— Tu as l’impression d’avoir déjà été proche de ce point de rupture ? demanda Magda du ton du simple bon sens.
Danty réfléchit quelques instants.
— Je n’en ai pas l’impression. Avec un peu de chance, je n’en arriverai jamais là. J’arriverai peut-être à me servir de mieux en mieux de ce « talent » et à prendre des précautions. Pour éviter de m’épuiser, par exemple. Mais la maladie… Je ne sais pas.
— Pour ma part, je pense que si quoi que ce soit t’affaiblit, ton « talent » disparaîtra automatiquement. Tu y dépenses une énorme part de ton énergie, cela ne fait aucun doute. Regarde-toi : on ne peut plus dire que tu es mince, il ne te reste que la peau sur les os, on pourrait compter tes côtes.
Danty regarda son propre corps avec une certaine gêne.
— Bon, je vais te préparer un petit déjeuner pantagruélique ! dit Magda en se levant. Puis je te rangerai derrière ton rideau : j’attends un client pour midi.
— J’ai l’impression de ne rien avoir à faire d’urgent, aujourd’hui, reprit Danty. Je vais pouvoir me baguenauder un peu. Tu ne peux pas savoir le changement que ça fait !
Le dimanche s’étirait lentement à travers l’ensemble du pays. Les autoroutes frôlaient bien sûr la saturation, des millions de gens n’avaient littéralement aucune autre idée des loisirs : foncer d’un point à un autre au long des routes. Il n’était pas rare de faire quinze cents kilomètres au cours du week-end, parfois le double !
Une escadrille d’hélicoptères gris, portant seulement le chiffre « 33 » peint en blanc sur leur fuselage, survola à basse altitude le ruban d’autoroute qui longeait le littoral atlantique. Dans les autos, les gens qui les reconnaissaient baissaient les vitres pour leur adresser des signes de la main. Parfois pour crier des choses qui se perdaient dans le bruit de la circulation.
Les équipes d’entretien de la General Energetic étaient toujours saluées par des manifestations joyeuses. Plus encore que l’armée, car ceux qui avaient particulièrement souffert de la loi martiale n’appréciaient plus guère les militaires. Et beaucoup plus que la Marine qui était devenue essentiellement politique — Prexy avait été le candidat de la Marine, probablement le dernier car chacun savait que l’Armée avait des projets pour les prochaines élections — et la plupart des Américains ressentaient une méfiance devenue proverbiale à l’encontre des politiciens. C’était les ingénieurs de la G. E. qui avaient organisé la défense des Etats-Unis contre un monde hostile. Dans l’hélicoptère de tête, Gunnar Sandstrom agita la main pour répondre aux saluts car il savait que c’était ce que l’équipage attendait de lui. Mais il fut enchanté quand l’autoroute fut hors de vue. Son nom le rendait de plus en plus soucieux. Il caressait le projet de le faire transformer en quelque chose de plus banal, mais se demandait comment il lui faudrait s’y prendre. Au cours des vingt dernières années, cela n’avait guère posé de problèmes d’être affublé d’un patronyme Scandinave ; mais la situation ne cessait de se durcir et les noms polonais, italiens ou allemands avaient pratiquement disparu.
D’un autre côté, s’il se décidait à passer aux actes et entreprenait les démarches nécessaires à un changement de nom, il se mettrait sur le dos des mois d’enquête de la part des services de sécurité et de contre-espionnage, s’exposerait entre-temps à une interruption de ses activités professionnelles et au réexamen interminable de son dossier d’où pourrait fort bien découler des conclusions négatives qui contraindrait la G. E. à le mettre à pied définitivement…
Il était encore occupé à soupeser le pour et le contre quand ils arrivèrent en vue de la zone interdite qui constituait leur destination. Il n’avait toujours pas pris la décision et savait qu’il poursuivrait ses tergiversations le lendemain, le surlendemain et les jours suivants… Un jour, il avait été contraint de divorcer parce que son ex-épouse n’aimait plus le nom qu’elle avait jadis jugé romanesque. À trente-cinq ans, il avait de plus en plus de mal à trouver des femmes qu’une touche d’exotisme séduisait.
Conformément à la procédure réglementaire, les hélicos firent un premier passage au-dessus du site pour en contrôler la façade maritime. À deux kilomètres au nord s’étendait une plage qui n’était pas trop souillée de mazout, d’effluents ménagers et industriels et, de temps à autre, on apercevait un petit voilier que le vent avait poussé jusque-là, voire un baigneur isolé, enveloppé, bien sûr, d’une combinaison dé caoutchouc et le visage protégé d’un masque. Aujourd’hui, tout était désert.
— Josh ! lança Crâne d’œuf en passant devant un kiosque à journaux sur le chemin de l’aérobus, t’as vu l’Chronicle?
— Keske tu veux que chfoute de c’torche-cul ? demanda Josh. Ce n’était pas de sa part de la critique journalistique : journal de la Marine, le Chronicle publiait des douzaines de photos de Prexy, d’amiraux et de tout un tas d’enfoirés de même envergure. Mais son édition du dimanche était très épaisse et tenait toute une semaine dans les chiottes.
— Vise en première page ! La blanquette fringuée en Arlequin !
Josh sursauta et se courba pour déchiffrer la légende.
— Putain d’merde ! commenta-t-il après avoir lu à grand-peine. C’est écrit comme ça ksa s’rait la fille à Turpin ! Vérole de merde !
Bance-le-Requin se pencha par-dessus son épaule et se démancha le cou. Il lisait presque aussi bien que Josh et ne perdait pas une seule occasion d’en faire la preuve. Après quelques instants de réflexion, il s’écria :
— Putain de rançon qu’on aurait pu réclamer pour c’te grognasse ! Cent briques comme rien !
Josh se contenta de gronder comme un fauve avant d’ajouter :
— Ouais, et vise un peu l’type qu’est à côté d’elle sulla photo ! Tu l’remets ? Hmm ?
— Pas qu’un peu ! approuva Crâne d’œuf, et comment donc kisnomme ?
Josh se remit à travailler avant de répondre :
— Dan… ti. Wol… heu, non ! Ward, merde! Danty Ward, voilà.
Il se redressa, une grimace mauvaise déformant ses traits,
— C’tenfoiré d’moricaud nous a bien baisé la gueule, non ? La prochaine fois, ça s’ra not’tour de rigoler, vu ?